L’Estrémadure, sur la piste des conquistadors

Délaissons Séville et ses quais où le Nouveau Monde venait s’échouer en galion et vomir l’or et l’argent. Nous nous dirigeons vers le nord-ouest. Sur l’horizon, deux clochers lèvent leur doigt de ciselures et de lapis-lazuli : Saint-Michel et Saint-Barthélemy, mascottes de Jerez de los Caballeros, dont les rues torves m’introduisent à l’Estrémadure. Un nom âpre comme ces toiles du peintre Zurbarán, né sur ce sol « extrêmement dur », comme dit un jeu de mots local.

Extremadura rappelle en fait qu’elle fut l’extrémité du royaume de León, terminus avant l’Andalousie musulmane qui, en 1492, perd Grenade, son dernier bastion. En Espagne se fait un grand silence – après que les barons du Nord et émirs du Sud ont passé huit siècles à ferrailler. En surnombre dans les vociférantes armées de la Reconquête, les Estrémègnes se réveillent chômeurs. Ils exigent une nouvelle frontière à repousser, et, par chance, 1492 est aussi l’année » de la découverte de  l’Amérique : qu’ils aillent y dépenser leur surpoids d’énergie ! La guerre contre les païens d’Espagne détourne donc ces férocités vers les païens du Pérou, du Mexique.

Le château de Jerez qui vous toise de ses murs sucre de canne fut commanderie des templiers – les Caballeros . Le système est exporté en Amérique : les commanderies – encomiendas – exploitent les terres conquises…et les Indiens vivant dessus, qui se retrouvent frères d’infortune des serfs d’Europe.

L’appel du grand large

Des colons partis s’enrichir sur leur dos, 35% viennent d’Andalousie et 16% de l’Estrémadure, mais pour les chefs, 90% sont de cette région sans accès à la mer. Parmi eux, beaucoup de segundones, nobliaux privés d’héritage par les aînés et acculés à se faire un nom. Au 12 de la calle Oliva, une porte antique coiffée d’une vitre moderne : ici a grandi Vasco Núñez de Balboa, premier Occidental à franchir l’isthme de Panama, en 1513. Contemplant l’immense océan Pacifique, il lui donne le nom banal et vexant de « mer du Sud ». Mais des jaloux accusent Balboa de voler le roi d’Espagne : on lui coupe la tête.

Balboa est un de ces conquérants « fatigués de porter leurs misères hautaines » qui inspirèrent les vers de José Maria de Heredia. En voici un autre, sculpté dans le calcaire sous la porte de Burgos : c’est Hernando de Soto. Il est né 10 kilomètres plus loin, à Barcarrota, sir la route de Badajoz, qui sue son goudron sous le soleil. Nous détaillons les pièces étriquées de la maison natale, musée, elle aussi, et saluons une autre statue du conquistador, juchée sur un cheval en tiges de fer. Soto voulait reposer devant l’autel rutilant de l’église Saint-Michel de Jerez. Lui non plus n’est pas rentré : cernés par les Indiens natchez près du Mississipi, ses hommes préférèrent lester sa dépouille et le basculer dans le fleuve.

Autour de nous, l’ocre dénuement des paysages est l’arrière-plan grandiose de   fermes plates aux tuiles rondes. Les cheminées brandissent les nids de cigognes qui craquettent. Nous traversons Badajoz. Qui a fourni la moitié des soudards qui ont soumis la Floride. Mettant le cap sur Cáceres, nous marquons une pause dans la cité romaine de Mérida : le nom vient des légionnaires « émérites » (Augusta Emerita) à qui Auguste avait offert la cité, remerciement pour les mines d’argent volées aux Ibères au profit de Rome. Ce n’est pas d’hier que l’Estrémadure a l’esprit conquérant…

L’or du nouveau Monde

C’est Cáceres qui servait de point de rencontre aux conquistadors : une auberge espagnole qui était un peu celle de l’Amiral Benbow pour les pirates de L’Île au trésor. De places vastes en parvis ombragés, nous déambulons dans une agitation plus touristique, au goût de glace en cône et de selfie. Une archi design s’accole aux masures du XVIe siècle : province autonome, l’Estrémadure fuit son image de tradition. Une demeure aux perspectives vertigineuses témoigne d’ailleurs de cette ouverture d’esprit: le palais des Toledo-Moctezuma est né des noces de Saavedra, vétéran du Mexique, et de Tecuichpoch, fille du roi aztèque Moctezuma II, rebaptisée Isabel.

Ceux qui n’ont pas refait leur vie sur l’autre berge de l’Atlantique ont rapporté l’or qui luit à présent dans l’église de leurs paroisses. Une des mieux dotées reste la délicate église de Trujillo. Au-dessus d’une porte, deux ours pillent un arbre : les armoiries de Francisco Pizarro. Quelques vitrines retracent la vie de ce cruel conquérant du Pérou, traînant son armée dans les altitudes andines, pour enfin capturer , rançonner et exécuter l’Inca Atahualpa. Sur la plaza Mayor, dans l’axe de la statue équestre du héros douteux, le palais du marquis de la Conquête, s’orne de dizaines de personnages des deux mondes. Il a été bâti par Hernando, seul des trois frères Pizarro à être revenu.

Au 4, calle Palomas, l’arche gothique nous introduit chez Francisco de Orellana, « l’explorateur de « l’Amazone », rappelle un écriteau de l’hôtel de charme qui squatte les lieux. Depuis Quito, Orellana s’était mis en quête d’un « pays de la cannelle », épice alors hors de prix. Alors qu’il explore une rivière jaillie des volcans andins, une tribu de femmes l’attaque : le cours d’eau gardera son nom de « fleuves des Amazones ».

Nous faisons un crochet par Medellín, sur les rives du Guadiana. Un théâtre romain et un château fort s’accrochent à la colline, rideau de scène d’une statue martiale qui pose sa botte sur un dieu aztèque : c’est Herman Cortés, qui empocha le Mexique en trois ans. Le célèbre conquistador est né ici. C’était un hidalgo lettré, féru de droit, causant latin et rimaillant aux heures rares où il posait l’armure.

Sous le signe de la Madone

Porté par la bris de la sierra, le parfum vert des chênes caresse nos narines. Nous arrivons à Guadalupe, Lourdes hispanique où veille la madone des Estrémègnes. Le monastère crénelé est l’écrin de cette Vierge miraculeuse qui fit gagner plus d’une bataille. Avant de sauter dans leurs blanches caravelles, les conquérants la priaient, et Christophe Colomb laissa son nom ç une île des Antilles…

Cette vaste cuve de pierre aux pieds de l’escalier servit de fonts baptismaux  à Cristobal et Pedro premiers Indiens ramenés en Europe. Nous voici au terme du voyage, tentant de jauger les condamnations de ces Estrémègnes en effectifs si mieux qu’ils ne prirent l’Amérique qu’avec le soutien de peuples lassés par les despotes aztèques ou incas. Rappelés en Espagne, nombre de conquistadors éprouvèrent – selon Inca Garcilaso – « la tristesse et la mort »  : ils s’arrachaient à une seconde patrie.